Comment reconstruire la scolarité après la crise ?

Le confinement ne sera pas sans conséquences sur les apprentissages scolaires. Mais si certains élèves peuvent tirer bénéfice de cette période inédite, d’autres risquent de s’éloigner encore davantage de l’école. Le pédopsychiatre Marcel Rufo (1) et le psychiatre et psychanalyste Patrice Huerre (2) nous apportent leur éclairage. Regards croisés.

Rufo - Huerre

La réouverture progressive de l’école prévue pour le 11 mai suscite des inquiétudes(3). Quel est votre point de vue ?

Marcel Rufo : Il y a unanimité, je pense, sur l’urgence de renouer avec l’école pour les plus fragiles ; les élèves des ULIS, des Segpa, les ados en perte de repères par exemple. Concernant les conditions de la reprise, je penche pour une réponse davantage girondine que jacobine avec la création de « conseils de reprise d’école » au niveau municipal pour l’école élémentaire, départemental pour les collèges et régional pour les lycées. L’idée serait d’y associer les directions d’établissement et les parents d’élèves, pour savoir ce que l’on propose localement. Car rouvrir une école dans le Gers, ce n’est pas la même chose que rouvrir une école dans les quartiers nord de Marseille. Par ailleurs, je suis pour écouter l’avis des parents qui souhaitent oui ou non remettre leur enfant à l’école, car certaines situations imposent d’écarter le risque de contamination.

Patrice Huerre : S’il y a des priorités à donner, je pense qu’il serait souhaitable de privilégier ceux qui risquent de pâtir le plus de cette absence de scolarisation compte tenu de leurs difficultés scolaires et/ou de situations socio-familiales particulières (des mères seules, par exemple, qui doivent reprendre le travail et qui n’ont pas de solution de garde). Toutefois, il me semble important que tous les enfants aient pu remettre un pied dans l’école avant les vacances d’été, même si c’est pour une courte période, car la rentrée de septembre pourrait être compliquée à appréhender après cinq mois d’absence. Quant à savoir s’il faut donner le choix aux familles de remettre ou non leur enfant à l’école, cela me semble être une mauvaise idée car cela reviendrait à faire un tri entre les familles anxieuses et celles qui le sont moins.

En attendant, il reste au moins un mois d’école « à la maison ». Beaucoup de parents se demandent comme assurer au mieux cette continuité pédagogique. Que leur répondez-vous ?

Marcel Rufo : La chose essentielle est de maintenir plus que jamais une alliance parents/enseignants. À ce titre, la communication via l’outil informatique peut être facilitante, car il n’est plus question d’antipathie ou de sympathie, ce qui est parfois gênant dans les rapports parents/enseignants ou élèves/enseignants (« il n’aime pas sa prof d’espagnol donc il ne travaille pas »). Le premier point essentiel est donc celui-là : on n’est plus ici dans un rapport de maître à élève, on est dans un rapport d’alliance famille/enseignant qui peut être bénéfique pour les enfants. Même s’il faut rappeler, comme l’a indiqué Jean-Michel Blanquer, que 5 à 8 % des élèves n’ont actuellement plus aucun lien avec l’école et que ces 5 à 8 % sont bien souvent déjà les élèves les plus en difficultés...

Patrice Huerre : Je leur suggère de s’autoriser à quitter le terrain purement scolaire pour privilégier le plaisir d’apprendre. Autrement dit : plutôt que de suivre le programme scolaire à la lettre jour par jour et sans retard (et de se mettre une pression trop importante), il peut être judicieux de soutenir auprès de son enfant l’idée qu’apprendre ça peut être intéressant, stimulant voire amusant. Pour cela, on peut utiliser des supports différents de ceux que l’école utilise : raconter des histoires, feuilleter des albums de famille pour donner accès à des témoignages de sa propre enfance. Il y a là une occasion de renforcer la connaissance mutuelle entre parents et enfants, ce que la vie quotidienne ordinaire ne permet pas toujours.

Mais il n’est pas simple de s’improviser enseignant, surtout en temps de confinement ! Comment garder un semblant de cadre ?

Marcel Rufo : Il y a en effet deux problèmes dans ce confinement : l’espace et le temps. Pensons au temps : les enfants ne partent plus à l’école le matin et les parents – ceux qui télétravaillent ou qui ne travaillent plus – ne quittent plus la maison. Toute la famille est confrontée à un relâchement des horaires et de son rythme de vie. Une des clés est de recréer des repères temporels. Dire : il est 9h, c’est le moment de partir à l’école, allons voir sur la messagerie, l’Espace numérique de travail (ENT), ce que tes professeurs te proposent comme travail. 

Patrice Huerre : Il peut être utile d’établir un emploi du temps familial qui balise la journée, et dans lequel figurent aussi bien les temps de travail scolaire que le temps de travail des parents, les activités partagées, les temps de loisirs, etc. Dans la mesure où cet emploi du temps a été établi à l’avance, c’est un élément tiers auquel on peut se référer plutôt que de rester dans une espèce de flou où tout se renégocie à chaque heure (« arrête les écrans », « tu devrais te mettre au travail », « tu me déranges » etc.).

Quels conseils particuliers peut-on donner, par exemple, pour un élève de maternelle ou d’élémentaire ?

Marcel Rufo : Pour les petites et moyennes sections, la continuité pédagogique peut se faire dans un cadre ludique. Je suggère aux parents de « jouer à l’école », de tenir le rôle de l’élève et de proposer à votre enfant de vous enseigner quelque chose. C’est un peu différent pour les élèves de grande section, car on est plus proche de l’école élémentaire avec le début des apprentissages fondamentaux dont il faut tenir compte. Pour ce qui est des élèves des classes élémentaires (du CP au CM2), le moment peut être favorable – encore une fois, pour ceux dont les parents ont les moyens et la capacité de les accompagner – car, comme le dit Philippe Meirieu, l’école élémentaire, c’est le moment d’apprendre. Certains écoliers peuvent alors tirer profit de la présence de leurs parents dans leur scolarité.

Patrice Huerre : Les jeunes enfants sont très friands de temps partagé avec les parents. On peut prendre appui sur les consignes données par l’école mais on peut aussi proposer des échanges, des activités autour d’une médiation qui n’est pas forcément scolaire. Il existe par exemple des tas de jeux – jeux de société ou autres – qui peuvent être une source d’apprentissage très précieuse. Actuellement, je vois des parents qui retrouvent un certain plaisir à jouer avec leur enfant petit – ce qu’ils n’avaient pas le temps de faire auparavant – en faisant revivre quelque chose de leur propre enfance.

Et les collégiens, comment les accompagner dans cette période ?

Marcel Rufo : C’est sans doute le plus difficile, car ils ont là un moyen incroyable de s’opposer à leurs parents. Je pense d’abord que leur « monde » numérique doit continuer à exister, il faut les laisser voir leurs copains et copines à travers l’informatique. Je pense ensuite qu’il y a une opportunité à saisir pour les parents de jouer avec leurs adolescents, par exemple à des jeux vidéo. Plutôt que de leur interdire, leur dire « montre-moi et je joue avec toi ». De même qu’il y a une alliance parents/enseignants à créer pour les enfants plus jeunes, ma proposition est de créer ici une alliance parents/ados en faisant une trêve du conflit que l’on reprendra à l’issue du confinement.

Patrice Huerre : Dans la mesure où l’on accepte mal les conseils venant des parents à cet âge-là, la solution peut être de faire appel à un ou des tiers. Prévoir, par exemple, des temps d’échange avec des enseignants en visioconférence ou bien avec quelqu’un de la famille (un grand-père, une tante) qui, compte tenu d’une distance affective un peu plus grande, sera mieux accepté. Ça peut être aussi des permutations entre parents d’élèves d’une même classe, via une bourse de compétences par exemple, toujours en utilisant les moyens numériques : « Je m’occupe de ton fils une heure par jour pour telle matière et tu t’occupes de ma fille pour telle autre ». Par ailleurs, il faut bien avoir conscience de l’importance considérable des copains et des copines à cet âge-là et donc accepter l’idée que leur vie numérique se prolonge. En sachant d’ailleurs que les ados sont, d’une certaine manière, avantagés par leur usage très habituel des réseaux sociaux auquel le confinement ne change pas grand-chose… Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il ne faille pas en limiter l’usage, mais dans le cadre d’une sorte de « contractualisation » qui inclut les temps scolaires et les temps de liberté numérique...

Quant aux lycéens, notamment les Terminales…

Marcel Rufo : Je suggère de leur raconter mai 68 en leur expliquant que le bac a aussi été réorganisé cette année-là avec à la clé des taux de réussite record. Leur dire aussi que, selon des études menées à l’époque, ces élèves ont plutôt mieux réussi que ceux qui avaient passé le bac de manière conventionnelle. La clé pour qu’un adolescent aille bien est qu’il puisse anticiper l’avenir. L’idée est donc de les aider à se projeter et de renforcer leur narcissisme. Certes ils vont passer le bac dans des conditions originales mais ce bac aura la même valeur que les autres. Ça sera à eux, ensuite, de prouver leur qualité dans leurs études supérieures, à l’université ou dans les grandes écoles pour certains, vers des filières professionnelles pour d’autres. Par ailleurs, je pense qu’il faut mettre en place une vraie session de septembre. Le ministre a beaucoup insisté sur l’assiduité qui ferait partie de la note, mais qu’en est-il alors des élèves qui souffrent de refus scolaire anxieux, des enfants qui sont malades, des enfants qui ont peur de l’école, ceux-là risquent d’être sanctionnés sur une pathologie névrotique parce qu’ils n’ont pas été assidus…

Patrice Huerre : Bien que la note finale du bac se base en grande partie sur le contrôle continu, je pense qu’il vaut mieux éviter les discours fatalistes du genre « de toute façon avec les notes que tu as eues ce n’est même pas la peine d’y penser ». En effet, il n’est pas impossible qu’une ou deux épreuves orales ou écrites soient finalement organisées afin de compenser des mauvais résultats durant les deux premiers trimestres. Le discours à tenir, à mon avis, est donc de garder sa motivation (« tu pourras faire la différence si tu as travaillé régulièrement pendant le confinement ») et de rappeler que le travail fourni ne servira pas seulement à décrocher le bac, mais aussi à acquérir des savoirs utiles pour la suite.

Selon vous, l’accompagnement pédagogique doit-il se poursuivre durant l’été, et sous quelle forme ?

Marcel Rufo : De la même manière que les personnels soignants sont aujourd’hui en permanence sur le front, je pense que l’Éducation nationale doit relancer les apprentissages en juillet-août, avec des dispositifs à imaginer et sur la base du volontariat. Car, en effet, on parle de reconstruction de l’économie, mais il faudra aussi reconstruire la scolarité après cette tragédie. Je suggère notamment une idée : la création d’une « réserve pédagogique » (sur le modèle de la réserve sanitaire) composés d’étudiants (une association comme l’Afev par exemple). Cette réserve pourrait être mise en place dès la réouverture des écoles, le 11 mai, via l’animation d’ateliers culturels ou sportifs, ce qui permettrait de diminuer le nombre d’élèves par classe et par enseignant. Elle pourrait ensuite se prolonger durant l’été, en direction des élèves les plus fragiles, encadrés cette fois par les jeunes gens qui viennent d’obtenir leur Capes ou leur professorat des écoles et qui s’apprêtent à enseigner.

Patrice Huerre : Plutôt qu’un programme scolaire à proprement parler, ce qui me semble souhaitable est de permettre aux élèves de se remettre dans le bain progressivement, une quinzaine de jours avant la rentrée scolaire de septembre par exemple. Ce serait le moyen de relancer la curiosité intellectuelle, l’intérêt pour les apprentissages, la méthodologie de travail, bref de se redonner confiance afin que la rentrée ne représente pas un choc trop brutal. Globalement, je suis plutôt optimiste, sans doute parce que je m’occupe d’adolescents et que le modèle de la crise m’est familier : je vois les potentialités réparatrices extraordinaires de ces jeunes, à condition qu’ils soient bien accompagnés. La crise peut donc donner le meilleur, à condition, une fois encore, que l’on donne la priorité à ceux pour lesquels ce confinement aura été le plus préjudiciable.

Propos recueillis par Emilie Gilmer

(1) Coauteur de « Qui commande ici ? », éd. Le Livre de Poche

(2) Coauteur de « Lieux de vie : ce qu’ils disent de nous. La révolution des intérieurs », éd. Odile Jacob

(3) Ces entretiens ont été réalisés avant le mardi 21 avril et les précisions apportées par le ministre Jean-Michel Blanquer sur le calendrier envisagé de retour à l’école.